10 - L’OMBRE DE SEKOYAN

Toulon – France

 

Isabelle Macougnan reposa sa tasse vide sur la coupelle de porcelaine, se renfonça dans son fauteuil avant de déclarer :

— Scarpio Poggioli avait fait allusion à une affaire en cours avec le Roi du Maroc devant son demi-frère, Raphaël Sekoyan.

Malika adressa au Bateleur un regard appuyé ; l’agent français questionna son hôtesse :

— Possédez-vous un enregistrement de cette précieuse conversation ?

Isabelle Macougnan sourit, bienveillante.

— J’ai cet enregistrement, fit-elle, les paupières mi-closes. Il n’est pas long, mais significatif.

Elle se leva, chercha dans un livre de la bibliothèque le document caché.

— Que savez-vous de Sekoyan ? s’enquit Le Bateleur pendant qu’elle actionnait la couverture truquée d’un gros ouvrage.

— Un drôle de coco, celui-là, répondit-elle du tac au tac. De nationalité française, cet incroyable blagueur, beau gosse, plein de charme, est un voyou de la pire espèce. Il a installé son quartier général à Toulon. Sous diverses couvertures de commerces de vêtements, de vins et spiritueux, de tableaux, il contrôle des bars louches. Proxénète sans âme, il est lié aux racines de la mafia qui prolifèrent en Italie… Ah ! Voilà, vous allez entendre les voix de ces criminels.

La signora manipula un lecteur et l’on entendit Scarpio ricaner :

« Quand j’aurai acheté l’objet au Roi, nous serons riches : je compte emporter le marché avec une partie seulement du fric proposé par le jaune d’œuf. La différence que nous empocherons sera substantielle, crois-moi.

« — Pourquoi partager avec moi ? s’informa Raphaël, doucereux.

« — Parce que tu es mon unique famille, idiot, parce que je t’ai à la bonne et parce que c’est grâce à toi que j’ai rencontré Li. Voilà trois bonnes raisons… »

Un timbre de sonnette se fit entendre, et la conversation cessa net.

— Un importun est arrivé à ce moment-là, expliqua Isabelle Macougnan avec un geste d’impuissance. J’ai coupé. C’est peu.

— C’est beaucoup, contra Le Bateleur. Sans vous, madame, notre enquête tournait court avec la mort de Scarpio Poggioli.

Malika échangea avec la signora un sourire de connivence, renchérit :

— Raphaël Sekoyan devrait nous mettre sur la piste de Li, et Li sur celle de son commanditaire.

— Ce ne sera pas aisé, ma fille, opposa Isabelle Macougnan. À mon avis, ce requin de Sekoyan ne lâchera pas le morceau facilement. Il serait bon que vous filiez, maintenant. Les flics pourraient revenir et vous allez louper le dernier avion pour la France, à minuit vingt.

Elle présenta une clef au Bateleur :

— Dans la rue, derrière, stationne un Baffur appartenant à notre groupe. Vous l’utiliserez et l’abandonnerez sur le parking de l’aéroport. Quelqu’un s’en chargera.

Elle tapota l’épaule de Malika.

— Veillez bien sur elle, Monsieur l’agent du S.R.E. ! Et pour quitter l’immeuble, je vais vous montrer un passage qualifié de secret bien qu’il ne soit que commode.

Le passage permettait de glisser d’une cave à l’autre après avoir manœuvré un casier de bouteilles qui pivotait sur un axe. Ainsi, Le Bateleur et sa compagne se retrouvèrent dans la maison voisine puis dans une ruelle déserte où il leur fut aisé de repérer le Baffur de la LAM. D’un modèle apparemment ancien, cet appareil était trompeur : sa mécanique, de haute précision, le rendait beaucoup plus puissant qu’il n’en avait l’air. Le couple atteignit l’aéroport en un temps record et s’envola sans encombre pour la France. Toulon, atteint un peu après une heure du matin, était une gloire de lumière ; après avoir longé une avenue décorée de palmiers de plastolex, Le Bateleur se fit conduire sur le port, à l’hôtel Firmazur, connu dans le monde entier pour son architecture spiralée.

— Je veux la plus haute chambre, dit Malika. Avec piscine et terrasse dans le ciel. C’est le moins que l’on puisse souhaiter pour une lune de miel.

Le Bateleur exigea la suite la plus spacieuse, au sommet de l’impressionnante tour. L’intrépide Marocaine se montra prévenante et tendre dans l’ascenseur ; elle se transforma en amoureuse dès qu’elle fut seule dans la chambre avec l’agent fiançais. Ogresse volcanique ou colombe soumise, elle combla son amant jusqu’au petit jour. Durant ces quelques heures de Félicité, le Français oublia sa mission, aussi se promit-il de redoubler de vigilance après un repos que, somme toute, il avait bien mérité. Il s’endormit, guerrier repu, rompu et souriant.

Réveillé à la mi-journée, il fit servir un repas copieux dans la partie couverte de la terrasse balayée par le vent : un mistral têtu soufflait, couchant des massifs de fleurs et donnant au ciel chargé de nuages des aspects de pierre précieuse. Après le déjeuner, il téléphona au S.R.E. où il obtint Migareth, son supérieur, lui relata brièvement l’enquête sur un code convenu, simple mais efficace.

— O.K. ! conclut Migareth. Je vous envoie du renfort, à toutes fins utiles. Notre agent local vous contactera au Firmazur dès qu’il aura réuni le maximum de renseignements sur la personne qui vous intéresse à Toulon. En l’attendant, si vous vous ennuyez, vous pourrez toujours compter les bateaux depuis votre perchoir.

Le Bateleur raccrocha, amusé. Il laissa son regard errer sur les nombreux mâts qui hérissaient les quais, puis contempla les Fulsars de la Marine Nationale, ces vedettes rapides équipées de sous-marins de poche extrêmement performants. Au bout de la terrasse, Malika, dressée sur la pointe des pieds, se penchait au-dessus des garde-fous. Le Bateleur l’examina à son tour, se félicita d’être un homme comblé : le court déshabillé, collé par le vent, découvrait les plus belles jambes qu’il ait jamais vues.

« Je crois bien que je vais continuer à compter seulement ces deux magnifiques mâts, se proposa-t-il, guilleret. Les compter jusqu’à plus soif ! Cette hypernef de chair tendre est bien le meilleur médicament que nous connaissions contre l’ennui. »

Il se rapprocha de la jeune femme, entoura ses épaules de ses bras. L’air était gai, la température douce. Loin au-dessous d’eux, les flots bleutés se piquaient de gerbes blanches et la vieille presqu’île de Saint-Mandrier, qui barrait nonchalamment l’horizon, trempait son museau arrondi dans l’onde agitée.

— Sekoyan sera parti aux funérailles de son frère, argumenta Le Bateleur. Il eût été malaisé de le rencontrer à Florence, parmi les mafiosi. En attendant son retour, nous disposons d’un certain nombre d’heures pour réfléchir à une stratégie. Mais as-tu une idée pour remplir ce temps ?

Malika se fit chatte, pressa sa bouche de fruit contre la sienne, puis elle s’échappa de ses doigts attentifs. Quand il la rejoignit dans la chambre, elle était déjà nue sur le lit et elle caressait le drap soyeux, à côté d’elle, pour préparer la place.

Bien plus tard, la sonnerie du téléphone tira le couple de la somnolence. Le Bateleur décrocha, écouta, les yeux mi-clos, une voix laconique :

— Migareth m’a prié de vous contacter : je m’appelle Raymond Tollari.

— Je ne suis pas seul, avoua Le Bateleur. Il serait cependant plus prudent de nous rencontrer ici, ayez l’amabilité de ne monter que dans une vingtaine de minutes.

Prête la première, Malika accueillit l’agent du S.R E. C’était un garçon affable, aux yeux ronds et tendres, aux cheveux bouclés, poivre et sel, à la barbe courte. Il avait des gestes de navire lent bien qu’il fût musclé et certainement leste.

D’emblée, la Marocaine trouva le visiteur sympathique et lui proposa du champagne.

— Au milieu de l’après-midi ? s’étonna-t-il.

— J’ignorais qu’il y eût des heures réservées au plaisir, rétorqua Malika, malicieuse.

— Méfiez-vous, prévint Le Bateleur, en sortant à son tour de la salle de bains, cette fille est une provocatrice.

— Notre hôte est ravi de travailler avec des gens tels que nous, déclara Malika à la cantonade.

Le Toulonnais ne put s’empêcher de rougir. Le Bateleur lui indiqua un fauteuil bas, mais confortable.

— Ne vous inquiétez pas, mon vieux, le prévint-il, Malika sait lire dans les pensées.

Raymond Tollari se mit en devoir de fouiller ses poches ; il en sortit quelques documents qu’il étala sur la table devant lui.

— Voilà, biaisa-t-il, j’ai apporté tout ce que la police possédait sur Sekoyan. Le dossier est complet.

Le Bateleur fit sauter le bouchon de la bouteille que lui tendait Malika ; la jeune femme remplit les coupes disposées en triangle à côté des feuillets.

— Est-il question d’un certain Li dans ce ramassis d’informations ?

— J’ai parcouru ces lignes à toute vitesse, confessa Raymond Tollari, mais je ne crois pas avoir vu ce nom.

— Sekoyan a quitté le pays pour l’Italie, ce matin, je suppose ? continua Le Bateleur ?

— Il a pris un avion de location, à la première heure, confirma le Toulonnais.

— Ces plans, c’est quoi ? s’informa Malika lorsque son compagnon les prit en main.

— Des dessins d’architectes : le détail de tous les magasins appartenant à notre homme, de ses bars, de ses hôtels, et de sa propriété à Hyères, une maison cossue gardée comme une banque.

Le Bateleur examina les croquis, localisa le bureau de Sekoyan, à l’étage de la vaste demeure.

— C’est là qu’il faudrait aller, soliloqua-t-il, afin de trouver l’adresse de notre fameux Li. En fait, le proxénète ne nous intéresse que pour le contact de l’Asiatique.

— La demeure est sérieusement protégée, répéta l’agent local du S.R.E.

— Justement, raisonna Le Bateleur, les gardiens, dans ce cas précis, ont tendance à croire à l’invulnérabilité et relâchent leur attention.

— Je n’y pénétrerais pas volontiers, bougonna Tollari.

— Moi seul y entrerai ce soir, le rassura Le Bateleur. Vous m’attendrez à deux pas de la bâtisse, prêt à nous arracher de là, avec un puissant Baffur.

— Je vous accompagnerai, décida Malika avec fermeté.

— Ce serait t’exposer pour rien, contra Le Bateleur.

Mais il baissa pavillon, aussitôt cette phrase prononcée : le regard noir de sa compagne n’autorisait pas ce genre de rébellion.

— Comme tu voudras, capitula-t-il. Tu attendras aussi dans le Baffur.

Raymond Tollari hocha la tête pour montrer son accord, mais le cœur n’y était pas.

— Vous allez laisser réchauffer le champagne, le gronda Malika, et ne cherchez pas d’échappatoire : Li n’existe pas dans le bottin téléphonique.